lundi 20 juin 2011

Du deuil professionnel

C'est tous les ans la même chose : à l'approche de la fin du mois de juin, il va falloir leur dire au revoir et les laisser partir vers de nouvelles aventures, d'autres années scolaires, avec d'autres enseignants. D'autres apprentissages, d'autres classes, d'autres leçons, parfois d'autres établissements. Mois de juin, tous les ans, il faut dire adieu à une promotion. La suivante est encore loin, sur l'autre rive de ces grandes vacances qui n'ont pas encore commencé.

Il va falloir faire le deuil.

On ignore pour l'essentiel ce que l'on a semé cette année, comme toutes les autres années. Eux aussi, pour l'essentiel, l'ignorent encore. Ils ne rêvent que de liberté, vite. Ils ont raison. Finalement, nous ne saurons jamais vraiment quels seront les fruits de notre travail de cette année.
Voilà, comme tous les ans, il faut quitter.
Pour moi, comme chaque année, je quitte une bonne centaine d'élèves, et l'habitude de vivre ce moment de rupture n'a pas rendu la chose plus facile.
On n'a que très rarement l'occasion de savoir ce que deviennent ceux avec qui on a partagé l'intimité très forte de la salle de classe. Pour une prof de français en collège, cela représente plus de 150 heures par an partagées avec chaque groupe. Cela aura toujours été une sacrée aventure, avec des évènements, et des habitudes prises ensemble, des hauts, des bas, des prises de tête et des fous rires, des incompréhensions et des illuminations, des anegdotes pour l'essentiel ignorées de ceux qui n'ont pas partagé ces quelques heures chaque semaine. Ce qu'on appelle une complicité.

C'est que c'est du vivant, une groupe classe : du vivant, du bouillonnant, du grouillant. Des vies qui se vivent dans la classe, hors la classe, et même hors du collège. Et tout cette belle vitalité vient transpirer dans la salle, à chaque heure de cours et tout au long de l'année. Pas simplement des données statistiques : de "la chair chaude ", pour paraphraser le poète.

On va revenir pour un certain temps à une certaine banalité : voyager, aimer, lire, vivre, les uns sans les autres, les uns loin des autres. Finie la promiscuité avec des êtres qu'on n'a pas choisi a priori de fréquenter, avec des vies qu'on a pas souhaité a priori connaitre, avec l'odeur de chacun de ces corps qui n'en forment plus qu'un : la classe. Il y a eu aussi des moments où on ne pouvait plus sentir ! Ah ! l'odeur des esprits en train de se former : ça sent fort, une salle de cours en fin de journée.

Sans doute je passe un peu vite sur le bilan, sans doute je refoule un peu le deuil, évidemment, parce qu'il faut bien vivre et que, après tout, prof, ce n'est qu'un métier. Sans doute je me console en me disant que tel idiot, tel casse-pied, telle amibe, sauf déveine de la répartition des classes l'an prochain, ne fréquentera plus la salle C02 où j'officie. Mais au fond, je les aime tous :  les cancres, les affreux, les prétentieux, les arrogants, les mal-élevés, les indisciplinés, tous les braillards, tous les timides, tous les fragiles, tous les largués, au moins autant que les brillants, les vifs, les appliqués, les sérieux, les attentifs, ceux qui sont du bon côté de la moyenne.
C'est parce que je les aime que c'est dur de les quitter.

Les élèves, tu les aimes ET tu les quittes.

Je les aime parce qu'on a partagé une aventure singulière, pendant un an.
Je les aime, parce qu'ils sont l'avenir, pour le pire, mais parce que j'espère aussi, pour eux, le meilleur.
Je les aime parce qu'ils incarnent tous les possibles encore possibles.

C'est parce que j'aime les élèves, dans l'absolu, et dans chacune de leurs singularités que le deuil annuel est un peu dur.
C'est parce que j'aime les élèves que j'aurai plaisir à rencontrer mes nouvelles promotions, en septembre.
C'est parce que j'aime les élèves que j'aime, profondément, mon métier.

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