lundi 29 février 2016

De la surveillance du bac blanc

Fond de l'amphithéâtre.
Quatre-vingt-dix élèves de première technologique vus du dessus.
Parmi eux, trente à moi.
Au bout de deux trimestres, on s'approprie facilement ses classes, pour le meilleur et pour le pire.
Trente minutes d'épreuve, sur un total de quatre heures à disposition.
Du fond de l'amphi, j'en vois qui sont déjà en train de rédiger, directement sur leur copie. Aucun des miens.
Certains baillent aux corneilles Aucun des miens. Si, pardon : un des rêveurs est à moi. Le petit A.


Sinon, les miens soulignent des trucs, dans les textes, dans les consignes. Ils surlignent des trucs, aussi. Plein de trucs.
Du haut de l'amphi, même si je ne les connaissais pas,  je pourrais les identifier à l'intensité du barbouillage des textes. J'y reconnais la méthode que je leur enseigne : la lecture active. 
Les miens ont sorti les brouillons, aussi.
Les miens dessinent des tableaux, des schémas, font des listes.
Les miens bossent, visiblement.
Les miens lisent. Acteurs de leur sujet.
Tiens, même A. s'y est mis.

On n'en a pas encore fini. Il reste encore un trimestre de cours soit, environ, une trentaine d'heures à partager ensemble, sans compter l'AP. Ni la sortie à Paris.
Mais là, déjà, dans cet amphi, ils sont des candidats au baccalauréat dignes de ce nom, des vrais, prêts pour réussir.
Même le petit A. qui plane un peu, lui qui a choisi la seule place prise dans un rayon de soleil à l'heure de la digestion.  Ils ont le droit de faire les mauvais choix. C'est aussi comme ça qu'on apprend.

Là-bas, tout en bas, je vois les grands cheveux de la belle E. qui tombent sur sa copie. Elle ne les relève même pas. Elle doit penser sur son brouillon, sur son sujet. Elle pense son sujet.
Et juste devant moi, la jolie M. a écrit une quantité de choses dans les marges du texte, avec une légende : à côté d'un grand carré, le mot "énumération", en dessous, un trait de surligneur vert, un autre jaune. Je ne lis pas ce que c'est mais ça correspond à une myriade de petits détails multicolores sur le papier dactylographié.
M. lit comme une professionnelle de la lecture, elle qui daignait à peine lire il y a six mois. Je vois là, de façon évidente, le bénéfice de mon cours.

Tiens, ce grand idiot de Am. plane.
Essayer d'attraper son regard, discrètement. Essayer de l'encourager d'un geste.
Voilà, il m'a vue. Voilà, il s'y remet.

Et T., de l'autre côté, tout au bout de sa rangée, auprès de la protection du mur, au cas où. Toute sa belle énergie est concentrée sur les textes. Je distingue ce tic de nervosité qui rythme sa pensée, l'expression de sa pensée, à chaque fois qu'il relève le défi de la littérature. T. ne s'appuie pas sur le mur. T. ne s'affale pas sur sa chaise. T. Ne méprise pas du haut de sa dignité outragée l'inutilité absurde de la littérature. T. est en train de donner le meilleur. Inouï.

Si seulement ils pouvaient soupçonner comment leur professeur se sent gagnante quand ils bossent comme ça, combien elle absorbe et se nourrit de toute cette belle énergie !
S'ils savaient combien cela me rend heureuse de les voir comme ça, au boulot comme ça, corps à corps avec des textes littéraires, comme ça.
Soudain, résultat tangible de tout ce travail, tous ces efforts. Combien je me sens utile à quelque chose dans ce monde quand je vois mes trente pioupious prendre soudain la littérature au sérieux, à ce point-là.

mardi 23 février 2016

De l'arbre à Palabres



C'était pourtant une journée dure, entamée depuis déjà belle lurette. Il n'était même pas encore midi. En plus, je venais de me faire griller la priorité au photocopieur et j'avais perdu plus de dix minutes à attendre mon tour. Du coup, j'avais dû monter mes sujets pour le labo de langue à l'arrache. Je déteste faire les choses à l'arrache. Et il me restait juste le temps de passer à mon casier avant le cours suivant vérifier s'il ne s'y trouverait pas quelque mauvaise nouvelle.
L'ambiance n'était pas franchement à l'enthousiasme.

Une grande enveloppe blanche, avec l'adresse manuscrite, à l'encre rose. J'ai tout de suite compris. J'ai tout de suite souri.

Je l'avais à peine décachetée quand j'ai vu arriver la jolie petite M., comme toujours cachée derrière son minuscule sourire, son grand rideau de cheveux bruns et son immense voile de timidité. Elle traversait ce long et large couloir sans le moindre recoin d'ombre où s'abriter. Je n'ai pas hésité.
"Venez donc voir ce que je viens de trouver dans mon casier ! Attention ! C'est en avant-première ! ".
Elle a vu la grande enveloppe blanche, elle a vu l'adresse manuscrite, à l'encre rose. Elle aussi, elle a tout de suite compris. Et elle a tout de suite souri.
" Oh ! en plus, il y a une photo ! "
M. avait ôté son gigantesque voile de timidité.
Envolé.
Pfuit.
Magique.

Après, j'avais cours, avec la classe de M.
Juste le temps pour faire 30 photocopies avant de rejoindre la salle 3 : je n'ai pas hésité.

En début d'heure, j'ai dû commencer par des informations générales, pas forcément agréables (je ne me souviens même plus lesquelles). Cela a donné le temps aux plus retardataires de mes trente pioupious d'arriver.

Alors j'ai sorti la grande enveloppe blanche, avec l'adresse manuscrite, à l'encre rose. Ils ont tout de suite compris. ils ont tout de suite souri.

ça a fait "Oh ! "
Alors j'ai distribué.
Ils étaient tous très émus.
C'était Noël sans Père Noël et sans sapin.
C'était Noël en février.
C'était beau !
Il y a eu un grand vent d'enthousiasme à la vue des signatures (leurs vraies de vraies écritures ! ) et de la photo.
Et puis il y a eu, encore renouvelée, cette étonnante qualité du silence et de l'écoute, quand j'ai lu la lettre.

Mention toute spéciale pour T.
T. c'est l'élève du fond de la classe, celui qui laisse toujours un rang, une table, une chaise entre lui et le reste du monde ; celui qui ne participe jamais : celui qui fait la tête. L'élève en colère. Grosse colère.
Aujourd'hui, T., je l'ai vu sourire.
Je n'ai rien dit, j'ai même fait semblant de ne pas relever.
Avant les vacances, T. avait écrit un très beau poème. Et lui qui rend toujours tout en retard, ou jamais, m'avait fait parvenir son poème assez tôt pour que je puisse le faire suivre.
T. souriait parce qu'il sait que son poème figure sur le site.
Aujourd'hui, M. a rangé sa timidité, T. souriait. Et tout le monde écoutait.

C'est rien, et c'est tout.

Ensuite, après le silence d'après la lettre qui est encore la lettre : "Mais, Madame, est-ce qu'on pourra encore leur répondre ?"

Il a fallu être raisonnable, rappeler l'urgence du bac qui arrive droit sur eux, rappeler qu'on ne pourra plus y consacrer trop de temps de cours.
Il a fallu aussi proposer une idée.
Je ne pouvais pas leur dire non.
Impossible.
Alors on va construire aux petits vieux de de Mme M.-D. une réponse à notre manière, qui nous fera aussi un beau cadeau à nous.
Mais silence. C'est une surprise !
Merci Mme M.-D., encore merci : ce projet, c'est un beau projet, et c'est un immense cadeau que tu nous fais ! Merci.
Pour en savoir plus sur ce si joli projet, c'est par ici : l'arbre à palabres