mercredi 4 décembre 2013

de PISA et de l'Ecole de la République.



Enseignante depuis 13 ans, j'ai professé à tous les niveaux du secondaire, LEP compris puisque j'ai commencé comme Professeur de Lycée Professionnel. J'ai quitté le navire avant la réforme du bac pro 3 ans parce j'ai fait partie des expérimentateurs et que j'ai compris que ce ne serait pas tenable. 
J'ai réussi un CAPES. Je suis passée dans des ZEP, dans des pas ZEP de l'académie de Créteil, et même dans un collège tout ce qu'il y a de plus tranquille, dans un bout du bout d'une académie de province.
Je n'ai pas tout vu de 'Education Nationale mais j'en ai vu beaucoup plus que la plupart des gens avec qui je travaille. Je ne m'en fais pas une gloire particulière. Simplement, pour tous ceux qui s'imaginent qu'être enseignant, c'est être immobile, et bien ils se trompent. J'en suis une preuve vivante.
Donc, il me semble que mon regard sur le système vaut bien celui des experts de tous les bords qui défilent sur les plateaux de télé mine réjouie (comme ça doit être chouette d'être invité à la télé pour se montrer dans toute sa gloire de gens bien nourris, bien informés, bien intelligents, bien experts) depuis hier pour commenter les résultats de PISA, tous allant en gros dans le même sens : c'est la cata, on l'avait bien dit. De toute façon, il faut réformer, mais c'est irréformable. Et c'est la faute à ... Seul ce qui est à mettre à la place des points de suspension varie d'un expert à l'autre en fonction de son appartenance politique ce qui permettra au non-initié spectateur de compléter lui-même les points de suspension par le mot léprofs, ce qui est bien commode ma foi.
Je vais vous étonner.
Les résultats de PISA m'ont agréablement surprise. 
C'est bien la preuve que je ne suis pas une experte. 
En effet, depuis treize ans que je fais partie des soutiers de cette grande usine à intelligence qu'est l'Education Nationale,  je n'ai vu qu'une progressive dégradation des conditions de travail et d'exercice du métier : de moins en moins d'heures d'enseignement par élève assurées par de moins en moins d'enseignants de moins en moins formés. L'offre de formation continue est d'une stupéfiante indigence. Par ailleurs, il y a de moins en moins d'adultes pour encadrer les enfants (surveillants, mais aussi médecine scolaire, services d'orientation, assistantes sociales). De plus en plus d'élèves par classe dans des parcours de plus en plus uniformes. Dans mon dernier collège, c'était simple, les élèves, par trente en cinquième, à peine moins dans les autres niveaux, faisaient anglais LV1 et espagnol LV2. Pour tous. Seule option possible, le latin. Enfin, les trimestres où il y avait un prof pour assurer l'enseignement. 
Au passage, ma fille aussi est dans une classe à trente. En petite section de maternelle. je ne me fais pas de soucis pour elle. En revanche, pour certains enfants dans sa classe, je ne suis pas certaine que l'immense professionnalisme de l'institutrice parvienne ne serait-ce qu'à atténuer les écarts déjà nets dans l'acquisition du langage. 
Mais le pire, ce n'est même pas ça. Le pire, c'est ce terrible sentiment, absolument généralisé, qu'il n'y a pas de pilote dans l'avion et que le législateur ne sait même plus à quoi sert l'école de la République et le sens de ce qu'on y fait. Alors on remplit des cases avec des tas de données, on fabrique des chiffres, des statistiques, des outils d'évaluation. On fait perdre un temps insensé avec ça à des profs qui ont bien autre chose à faire de leur temps et de leur énergie, surtout avec des classes par trente. Et au final, si on ose demander "à quoi ça sert ?", personne n'a de réponse. Personne. 
Au collège, ce sentiment de produire du sens pour mes élèves malgré l'institution qui m'emploie a fini par me rendre littéralement dingue. 
Ecoutez donc tous ces experts auréolés de leur gloire de gens bien nourris, bien informés, bien intelligents, bien experts. Pas un qui ne sache répondre à cette question simple : à quoi ça sert ? 
Cependant, le système est bien conçu ; aucun journaliste, jamais, ne la leur pose. On n'est pas là pour dire à quoi sert l'école quand on analyse les résultats de PISA. On dit simplement qu'on est moins bons en maths, pas si mal ailleurs. On signale que les écarts se creusent. Et on explique que c'est la faute à ...  
Bref, je salue l'engagement de l'ensemble des personnels qui parviennent, malgré toutes les brimades, des salaires dérisoires ainsi que l'indigence des moyens, à ce que les résultats ne chutent pas plus dramatiquement que cela et que les écarts demeurent maîtrisés. Ils fabriquent du sens malgré tout, parce qu'ils n'ont pas le choix, parce que faire cours c'est faire sens. Donc ils continuent à faire ça malgré l'institution, et malgré tous les discours d'experts. Parce qu'il faut bien faire cours. 
Moi, j'ai quitté le navire. 
Je me suis trouvé une planque bien confortable : un bon lycée, de province. Un havre, où on laisse les profs faire leur boulot sans trop les emmerder. Juste, comme partout ailleurs, les effectifs sont démentiels. On fait avec. Tant qu'on me laissera y faire mon boulot, j'y resterai. 
Je ne suis pas fière d'avoir quitté les zones de première ligne. mais je ne supportais plus de devoir fabriquer du sens dans un système qui n'en a plus. Il fallait que je sauve ma peau pour pouvoir me mettre au service de la jeunesse. 
Alors puisque aucun journaliste, hier, ne savait poser sérieusement cette question, je me permets de demander à tous ces joyeux experts de tous bords avec leurs têtes de gens bien nourris, bien informés, bien intelligents, bien experts : ça sert à quoi, de faire cours aux enfants de la République ? Elle sert à quoi, l'école de la République ? 
J'ai envie d'ajouter, par soucis de sérieux, parce que ça compte pour moi comme pour la plupart des gens avec qui je travaille : réalisez-vous, chers experts, pour aujourd'hui bien nourris, bien informés, bien intelligents, bien experts, que les gens qui s'occuperont de prendre soin de vous (ou pas) quand vous ne serez plus en mesure de le faire vous-mêmes, du médecin gériatre au personnel de service qui passera la serpillière dans votre lieu de vie, tous ces gens sont à peine nés ou en ce moment en train de souffrir à trente par classe dans des écoles maternelles. Comment allez-vous leur donner envie de prendre soin de vous si vous nous avez refusé, à nous, professionnels de l'éducation, les moyens de prendre soin d'eux et privé de la capacité de produire du sens pour la génération qui vient ? Y pensez-vous, vous ? Moi j'y pense, souvent, quand je suis face à mes élèves, face à ces enfants que la République me confie. Accepteront-ils de prendre soin de nous quand nous en aurons besoin si nous ne savons pas nous donner les moyens de prendre soin d'eux, c'est à dire de donner du sens à l'école maintenant pour eux qui en ont tant besoin ? 
<a href="http://www.photo-libre.fr">Photos Libres</a>