lundi 16 novembre 2015

Du cours d'après

Ce matin.
Ma fille de cinq ans se réveille en cherchant des solutions pour que la sortie prévue au printemps à Paris pour mes élèves de première ait quand même lieu. Elle a bien réfléchi au problème, manifestement. Je ne me souviens même pas en avoir parlé devant elle ! Elle me suggère les quais de Seine : il n'y a pas de méchants dans ce Paris-là, elle en est certaine.
A huit heures pile, je pense à mes collègues déjà au lycée, à mes collègues d'autres établissements. Je pense aux collègues. Je pense singulièrement à ma stagiaire qui va devoir assurer -et qui assurera, je le sais - Je l'écris sur Facebook. Nécessaire. Dérisoire. Mais nécessaire.
Toute la matinée sera comme ça : rien de ce qui a été vraiment préparé n'a lieu comme ça devait. Et pourtant, des choses formidables se passent.
A 9 heures 30, après avoir posé ma fille à l'école, j'arrive au lycée. Je fais le constat : on se dit "bonjour!" plus que d'habitude. On ne se demande pas "comment ça va ?" Rien n'est normal. Tout est évident.
A 9 heures 40, je vais voir mes premières qui ont cours avec ma copine Annabelle : je veux leur annoncer que la sortie sera annulée. Je veux les voir. Ils m'accueillent avec leur sourire et leur enthousiasme habituel, plus fort encore que d'ordinaire. On discute rapidement des raisons de l'annulation. Ils ont conscience que, mercredi, quand je marchais dans Paris pour préparer l'itinéraire de leur sortie, j'étais tout près des lieux. Ils me le disent. Et moi, je leur parle ce dont je ne m'attendais pas à parler aujourd'hui : que ce qui a été attaqué, ce sont des lieux du plaisir, de l'échange et de la culture. Et que nous allons continuer à étudier ensemble la littérature parce que c'est encore ce que nous avons de mieux à faire pour résister à cette tentative d'intimidation contre la culture et le plaisir. Cela fait du bien à tout le monde, de dire les choses, même un peu vite, et même avec la voix qui tremble un peu.
Après la récréation, je récupère mes secondes. Ils ont pu échanger en début de matinée grâce à ma collègue d'anglais. Alors je sens qu'il faut faire cours, qu'il y a urgence à faire cours, vraiment cours, vraiment faire un vrai cours.
J'ai dans mon sac le pingouin en peluche de ma fille, parce que mon homme a pris le bisounours pour ses élèves. Je leur ai raconté pourquoi je n'avais pas le bisounours (tout le monde connait mon homme dans le lycée, ça les a fait marrer) et j'ai sorti le pingouin. Je l'ai posé sur le bureau. On a ri, un bon coup. Et puis on s'est lancé dans la leçon sur la double énonciation au théâtre. Il y avait une qualité d'écoute et de participation toute particulière, comme si, soudain, la conscience du bonheur d'être là, ensemble, à partager ce cours, était devenue très tangible, pour tous. Alors comme toujours, je me suis moqué des "Bidochon"(un duo de garçons qui passent énormément de temps à se chamailler comme un vieux couple), et aussi du petit A. qui jamais, au grand jamais, ne sait où on en est (mais qui est tellement sympathique et gentil). Je suis venue au secours de V. et F. qui, comme toujours, croyaient qu'ils ne comprenaient rien alors qu'ils comprenaient l'essentiel.
On a fait cours comme jamais. On a fait cours comme si notre vie en dépendait. On a fait cours, un peu plus fort que d'habitude.
Et puis à 11 heures 45, on a rejoint ensemble l'atrium où était rassemblé l'ensemble du lycée : élèves, personnels. Tous là tous ensemble pour entendre le discours du proviseur. Il y a eu une belle Marseillaise, puis une belle minute de silence.
Ensuite j'ai croisé mon proviseur, qui a voulu me remercier pour cette phrase que je lui avais donnée l'an dernier pour sa collection de citations : "Ils ont cru nous enterrer, ils ne savaient pas que nous étions des graines"et replacée aujourd'hui, nécessairement.
Il y a eu ce moment de complicité partagée avec notre proviseure adjointe et un de mes élèves de première quand il s'est agi de récupérer des morceaux de scotch pour coller, encore et encore, des affiches de solidarité, de paix, de fraternité, dans l'atrium.
Il y a eu ce moment d'échange avec un collègue de philo, accoudés à la balustrade, dans la contemplation de tous les messages écrits par nos élèves.
Le plaisir de retrouver sain et sauf un grand gaillard de terminale que j'ai eu en classe au collège, et l'an dernier en première, et qui était réfugié quelque part entre Bastille et République, chez des inconnus, vendredi soir. Il était un peu grogui, mais il était là. Il m'a dit "c'est la deuxième fois que ça m'arrive, j'ai eu très très peur." Il n'a pas eu besoin d'en dire plus. Je sais de quelles douleurs il arrive. Je sais aussi que j'en ignore tout, depuis notre première rencontre, lorsqu'il est arrivé en France, dans ma classe de quatrième.
Il y a eu cet entretien avec notre psychologue, un peu débordée aujourd'hui, au sujet d'un de mes élèves. On s'est tout de même aussi demandé comment nous allions, nous, l'une et l'autre. C'était nécessaire.
Il y a eu ces discussions, nombreuses, entre collègues, et notamment avec nos jeunes collègues, qui ne savaient pas trop comment faire.
Nous non plus, on ne sait pas trop. Moi, aujourd'hui, je ne savais tellement pas comment faire que j'ai sorti un pingouin en peluche sur mon bureau et c'est ce qui a permis que le cours ait lieu, presque miraculeusement.

Soudain, travailler sur les procédés comiques, étudier le thème de la guerre dans les genres de l'argumentation, faire lire "Roberto Zucco", faire tout ce qu'on fait avec des élèves, tout le temps, ça prend un sens considérable, quasi absolu. Même si ça parait bien dérisoire.

Je suis comme nous tous : je suis terrorisée. Et je sens, aussi, une forte, une violente, une irrépressible colère. Je sais bien qu'il y a quelque chose d'une confiance naïve dans l'avenir qui a été abattue, froidement.

J'ignore comment, et j'ignore même si faire cours de français est un moyen véritable de le faire, mais je veux me battre pour sauver l'essentiel : la culture et les petits plaisirs. Que chacun de mes élèves puisse un jour après un match, un spectacle ou une journée de boulot, sans crainte, sans arrière-pensée, juste parce que c'est ça la vie, c'est ça la joie, c'est ça la paix, aller boire pépère une petite bière en terrasse avec ses potes.

Et pourtant, moi, la bière, je n'aime vraiment pas ça.

C'est dire si c'est grave de s'en prendre justement à ça.

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